Un sofa pour trois.


Le 8 avril Charles Michel et l'UVDL sont allés voir Erdogan, conformément au mandat du Conseil européen du 25 mars, qui les a chargés de rechercher un rapprochement conditionnel avec Erdogan. Ils ont discuté pendant plusieurs heures de sujets épineux, comme les migrations mais aussi et surtout la relance de l'Union douanière et les visas pour les Turcs, qui devaient être en 2016 le complément des 6 milliards d'euros accordés à la Turquie pour retenir les migrants et candidats réfugiés syriens et afghans et qu'Erdogan prétend aujourd'hui "rassembler", ainsi qu'un nouveau financement (on parle d'une somme de 2,5 milliards d'euros sur trois ans).
Malgré une certaine baisse de la tension, notamment en Méditerranée, le contexte des relations avec la Turquie reste inquiétant ; le pari de Michel et Von Der Leyen, qui ne semblent pas du tout s'apprécier et qui ont tous deux des ambitions en politique étrangère, mais peu de marge de manœuvre, était donc déjà difficile au départ, en raison des actions d'Erdogan, plus inacceptables les unes que les autres, des divisions profondes entre les Etats membres et en même temps de l'intérêt de tous à ne pas risquer de perdre l'accord sur les migrants.
Dans ce contexte, le piège protocolaire dans lequel est surtout tombé Charles Michel, le fils d'art arrogant et quelque peu gâté (son père Luis Michel a été l'un des hommes politiques les plus importants de Belgique pendant des décennies), en s'asseyant à côté d'Erdogan et en laissant le président de l'UVDL debout, n'était pas seulement un moment embarrassant et une démonstration de mauvaise éducation et de galanterie : le message qui est passé est que Michel a préféré côtoyer l'autocrate Erdogan, en partie par machisme, en partie par superficialité, et en partie aussi pour une question de prestige - puisque pour lui, évidemment, sa fonction est plus importante que celle de la Commission, même si, depuis des années, le Protocole les met sur le même plan. Il s'agit d'un comportement inacceptable, surtout face à un autocrate qui vient de retirer son pays de la Convention d'Istanbul contre la violence à l'égard des femmes et qui maintient en prison les principaux leaders de l'opposition depuis des années. Un désastre d'image pour l'ensemble de l'UE, qui ne fera qu'encourager les différents gouvernements européens à continuer de mener leur propre politique étrangère, après l'épisode peu glorieux de Moscou qui a impliqué le Haut représentant Josep Borrell dans une conférence de presse embarrassante avec Lavrov, le ministre des affaires étrangères de Poutine.
En fait, comme Michel lui-même l'a reconnu dans un post sur Facebook hier soir, dans lequel il ne s'est pas excusé, mais s'est dit désolé de la fausse image donnée par un protocole turc "rigide", ce "sofa-gate" a contrecarré la tentative de tenir tête à Erdogan en conditionnant l'aide et les ouvertures sur les visas et l'union douanière à certains signes de discontinuité à l'intérieur et à l'extérieur de la Turquie. Tentatives d'ailleurs déjà peu convaincantes en elles-mêmes, étant donné le ton modeste des déclarations de "préoccupation" pour la situation des droits de l'homme et les ouvertures "réversibles" sur toutes les autres questions. En bref, Erdogan, même s'il est au bout du rouleau d'un point de vue économique et même s'il perd de plus en plus de consensus, reste extrêmement présent et influent dans tous les scénarios qui comptent pour l'UE et aujourd'hui il semblait plus solide que ses deux invités. Mais son petit jeu, vécu par beaucoup comme un affront, ne fera que rendre encore plus méfiants et hostiles ses nombreux adversaires à Bruxelles et dans les différents pays membres, et ne facilitera pas sa prétention à rétablir des relations positives, sans autre contrepartie que de ne pas laisser partir les migrants (qui sont plus de 4 millions....). 
Quoi qu'il en soit, cet épisode embarrassant n'est qu'une nouvelle démonstration de la faiblesse de la politique étrangère de l'UE et de l'insuffisance de certains de ses représentants, même à un niveau symbolique. Cette inadéquation est le résultat, encore et toujours, de l'obligation d'avoir le consensus des 27 sur toutes les questions de politique étrangère, ce qui rend impossible le développement d'une position majoritaire et donc d'agir selon une stratégie unie qui fait compter l'UE pour ce qu'elle représente ; et c'est aussi la conséquence de la conviction qu'ont depuis longtemps certains des dirigeants les plus importants, à commencer par Merkel, que la défense des droits et des libertés à l'intérieur et à l'extérieur de l'UE peut être sacrifiée sur l'autel de l'économie ou de la forteresse Europe. Mais l'arrogance et l'influence sur tous les scénarios qui comptent des grandes et petites dictatures, l'instabilité qui s'ensuit et les premiers gestes de l'administration Biden, montrent qu'il n'est plus possible de se bercer de l'illusion que l'on peut continuer à commercer tranquillement et à prospérer sur les décombres du droit et de la démocratie des autres.